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Fasciné par l'histoire des explorateurs de L'Amérique sauvage et disposé à me mettre de très près en relation avec la Nature, je décidais de réaliser mon rêve d'enfance. Pénétrer au plus profond des forêts canadiennes, traverser des lieux encore inexplorés et y survivre sans recourir à l'armada des techniques modernes. Deux ans plus tard, en 1987, j'avais organisé cette expédition composée de mon frère Jean-Marie GUY, 35 ans, Robert ROSSI, photographe de 44 ans et moi-même, âgé de 37 ans.

L'Expédition

Notre itinéraire devait nous conduire des régions sauvages du nord vers l'urbanisation, 600 kilomètres plus au sud. Nous devions démarrer sur la rivière aux Outardes, traverser le lac Plétipi et les suivants afin de rejoindre par portage la rivière des Montagnes Blanches, à sa sources. Puis descendre le cours d'eau jusqu'à la Baie des Mauves et au Lac Manouane, en passant par un chapelet de petits et de grands lacs, tel et celui des sept Milles. Ensuite, la rivière Manouane nous conduirait à la Péribonca et au lac Saint Jean.

Sans réserve de nourriture, le projet n'était pas modeste, car nous ne connaissions rien ou presque, de ce pays.

Par contre, nous savions manier un canot, tenir un arc… ou allumer un feu avec du bois mouillé. Ces contrées indomptées, allaient nous révéler leurs dures réalités et pour s'harmoniser avec elles, aucun effort ne serait gaspillé.

 

Après la zone urbanisée la plus au nord en partant de Quebec, nous parcourons 300 kilomètres de pistes à bord d'un camion conduit par l'Indien qui nous a construit nos deux canoës de cèdre. Le 6 juillet à 2 heures du matin, nous arrivons à la base aéronautique la plus au nord, accessible par la partie Sud du Québec. Quelques hydravions baignent dans les eaux calmes du lac de la Chute des Passes. De là, nous survolons les 300 kilomètres de forêt, toujours en direction du nord. Le pilote hésite à descendre à l'endroit prévu à cause des rochers qui effleurent la surface de l'eau. Finalement, il nous pose dans une baie du grand lac Plétipi.
Le temps de décharger notre lourd et antique matériel pour le caler dans les canots, de faire nos adieux au pilote et nos pagaies plongent déjà dans l'eau froide du lac pour nous emmener à l'embouchure d'un affluent que nous voulons remonter sur quelques kilomètres, la rivière aux Outardes.

Trois heures plus tard, approchant d'une petite île posée au milieu de la rivière, nous apercevons avec stupeur d'immenses bois de cervidés, dépassant la pointe des aulnes qui recouvrent l'îlot. Jean-Marie, qui avait choisi de voyager seul à bord de son canot accoste lentement pendant que Robert et moi nous plaçons sur la berge à l'endroit même qu'on choisi nos deux gigantesques originaux mâles pour marquer leur passage. Cette action les maintient comme barricadés sur leur fragment de terre, les laissant perplexes, immobiles, et complètement à découvert, à une trentaine de mètres à peine de chacun de nous. J'ai l'impression de n'avoir jamais vu quelque chose de vivant aussi grand. Circonstance miraculeuse, qu'aucun chasseur n'aurait osé rêver… Bien sur, nous pourrions les cribler de flèches et de balles. Mais je pars de l'idée que si nous abattons l'un de ces animaux, notre réserve de viande sera telle qu'elle fausserait l'expérience prévue pour les 600 kilomètres à parcourir. L'occasion ne s'est jamais représentée.

Le lendemain matin, nous décidons de retourner au lac pour commencer sa traversée et ainsi nous mettre en route vers le sud en suivant l'itinéraire prévu. Il n'y a pas un souffle de vent. Nos canots glissent sur une eau d'une pureté extraordinaire. Une truite grise vient briser le miroir liquide en mouchant pas très loin. Puis une autre suit l'exemple et en quelques minutes, ce sont des centaines de « touladis » comme les Indiens appellent ces truites de grande taille, qui font le dos rond partout autour de nous, comme pour saluer notre départ du grand lac. Il y en a dans un rayon de plusieurs centaines de mètres, mais aucune n'approche à moins de dix mètres de nos canots et leur mouvement est trop rapide pour nous laisser le temps d'aligner une flèche. Dans nos « bagages », nous n'avons volontairement pas prévu d'équipement de pêche. Mais le spectacle est unique. Peu de pêcheurs ont en mémoire ce genre d'image, car le « ballet des touladis » est un phénomène rarissime. Pour le moment, tout cela nous rend plutôt optimistes.

En approchant du passage qui nous sépare du lac Maublanc, sur les hauts des fonds, j'aperçois des masquinongués, genre de brochets trapus. Je suis prêt avec mon arc et ne tarde pas à clouer le premier de ces poissons voraces qui passe à portée. Un peu plus loin, j'en rate un autre qui mesurait au moins un mètre de long. Il était posé sur le fond, à un mètre sous la surface

 

de l'eau et la flèche insuffisamment lestée malgré la lourde pointe d'acier, a dévié de sa trajectoire avant d'atteindre son but. Je remédie à ce défaut avec un peu de fil de fer enroulé autour de la pointe. Quelques essais confirment que la solution est bonne, mais un peu tardive ! J'apprendrai plus tard qu'un mètre est la taille minimum pour cette espèce de poisson, que je ne reverrai plus durant tout le périple.

 

Nous passons deux jours dans le goulet entre les deux lacs, à cause des vents presque incessants qui s'y engouffrent. Nous atteignons le lac Maublanc, où une prospection des rives nous fait découvrir quelques kilos de friture piégée dans les marais. Elle est rabattue par Jean-Marie dans les linges que Robert et moi utilisons comme filet. Jusque-là, le nombre des captures nourrit mal nos hommes.

Nous nous rendons vite compte qu'ici la végétation est en fait très pauvre et le gibier rare. Même la terre n'existe pas.

Le sol est constitué de blocs de roches entassés les uns sur les autres et, apparemment rien d'autre !
Dans la partie inondée, les blocs sont recouverts d'eau et sur la « terre ferme », ils sont couverts d'une épaisse couche de mousse humide. La tranquillité de cette nature vierge n'est dérangée ni par le cris des animaux, ni par le chant des oiseaux.
Ce qui rend inintéressante pour nous toute halte prolongée dans le même périmètre. Il est préférable d'avancer constamment et de profiter des aubaines au détour d'un méandre de la rivière, dans le cas où la providence aurait demandé à un canard de nous attendre. Ou pendant un portage en forêt, espérant qu'une perdrix distraite soit restée sur notre route.

Quelques zones plus giboyeuses nous permettent de partir en « opération de chasse », toujours à l'approche et le plus souvent en canot. L'un à la pagaie à l'arrière du bateau, l'autre calé à l'avant, l'arc en main.
Cette tactique nous vaudra de surprendre un canard ou une bande d'oies, qui quelquefois, préfèrent plonger plutôt que de prendre les airs. La flèche est silencieuse et n'effraie pas le gibier. Elle nous offrira l'occasion d'abattre plusieurs oies à la suite, avant que celles-ci ne décident de prendre le large pour de bon. Il n' y aura qu'à récupérer nos flèches flottant à la surface, ainsi que nos belles oies, qui seront bouillies pour ne rien perdre de la moindre calorie, puis dévorées religieusement.

L'expérience nous a vite démontré qu'un seul coup de notre vieux fusil silex faisait tout fuir à des kilomètres à la ronde.

De temps en temps, il nous arrive d'apercevoir une famille de canards loin de la rive d'un lac.

Aujourd'hui, des eders à duvet. La décision est prise d'en « épingler » un. Nous naviguons seulement depuis six jours et nous allons apprendre quelque chose : pendant que notre approche lente et silencieuse prend des allures de course-poursuite, je me rends compte soudain que le ciel est passé du bleu au noir et que l'eau commence à remuer bigrement.
On en fait la remarque, mais avant que nous ayons compris ce qui nous arrive, c'est déjà la tempête. Le temps ici change rapidement d'humeur ; à un calme plat et ensoleillé succède sans transition, en l'espace de quelques minutes, la brutale colère des vents, soulevant des vagues sur lesquelles nos canots paraissent ridiculement petits. A plusieurs reprises, j'ai bien cru que Jean-Marie terminerait son voyage au fond des eaux. Celui qui n'a jamais fait l'essai de propulser seul un canot traditionnel aura du mal à saisir ce que veut dire faire avancer une embarcation de 5 mètres 30, chargée de 70 kilos de matériel, sur des centaines de kilomètres, dans les pires conditions de navigation et le tout en état de sous-alimentation.
Pourtant, il faut tenir le cap face aux vagues, parce que chacune d'elles est capable de renverser l'embarcation si on se présente de travers. Et le vent, qui ne doit pas le savoir, fait tourner le canot comme une girouette. Nous nous ferons encore prendre au piège et, à chaque fois, j'aurais l'impression de voir disparaître un tiers des effectifs.

Malgré cela, nous arrivons quand même au lac Bernay. La nuit tombe et, tant bien que mal, nous parvenons à accrocher notre loge de coton (genre de tente sans tapis de sol, encore utilisée par quelques trappeurs indiens) à une corde tendue entre deux arbres. Pendant que Robert termine l'installation du camps, Jean-Marie et moi préparons un petit feu sur la berge ; à cet instant, les yeux de chasseur de mon frère ne ratent pas le caribou qui avance tranquillement, mais d'un pas décidé et fier, le long de la berge du lac, droit dans notre direction. On a du mal à y croire ! La configuration du rivage à cet endroit forme un petit golfe : plus que quelques pas et l'animal ne pourra plus nous voir. Il n'y aura qu'à l'attendre au virage ! De plus comble de chance, un énorme rocher se trouve à l'endroit le plus propice pour l'affût… notre chasseur ne tient plus, il veut absolument le tirer avec le fusil, pour assurer, au cas où la distance de tir soit trop importante pour l'arc. Je lui passe l'arme que j'ai minutieusement chargée il y a quelques heures à peine. Avec un peu d'inquiétude et à voix basse, il me demande si cette fois-ci le coup partira. « T'inquiètes pas, le coup va partir, c'est sûr ! »
Posté contre le rocher, il observe une dernière fois, lève le lourd fusil, met en joue et les cinq grammes de poudre noire retentissent comme un coup de canon. Dans ma tête, je vois le rêne couché. Mais je ne sais pas encore que le coup est parti avant que la visée ne fût faite… à peine avait t'il posé le doigt sur la détente que le chien est tombé. Le système de sensibilité était réglé trop fin. Comble d'une histoire de fusil dont la poudre ne veut jamais brûler, cette fois ci le coup est parti trop tôt ! Soyons philosophe, tant mieux pour le caribou. Même les loutres, menées jusqu'à nos canots par leur curiosité lors de notre départ sont reparties sans mal, car notre hésitation à tirer ces animaux si touchants, leur a largement laissé le temps de comprendre qu'il valait mieux filer.

Après avoir quitté le lac Bernay, nous progressons par une série de portages et de cordelles (guidage du canot depuis la rive avec des cordes, pour les passages difficiles), jusqu'à un site aussi beau que marécageux, pour lequel aucun nom n'apparait sur la carte. Seules quelques lignes incertaines tendent à délimiter les secteurs solides des secteurs liquides. On ne sait pas très bien définir où se trouve la terre ferme, mais l'endroit paraît plus giboyeux qu'à l'habitude. Nous installons notre camps pour quelques jours, dans un coin qui nous semble le moins humide.

Robert et Jean-Marie partent reconnaître les lieux pour juger des opérations à notre prochain portage. Bonne idée, puisqu'ils en reviennent avec à la main la première perdrix rencontrée.
« j'ai bien cru l'avoir manquée », me dit Jean-Marie. « J'ai vu ma flèche se perdre au loin et ma perdrix sur sa branche qui ne bougeait pas d'un pouce !… je me préparais à doubler et c'est à ce moment là qu'elle est tombée ». En fait, sa flèche avait traversé l'oiseau sans avoir été ralentie, si facilement que notre perdrix n'avait même pas été déséquilibrée.
C'est la fin de l'après midi, et les claquements venant d'un peu plus haut sur la rivière attestent de la présence des castors. En fin de journée le castor a pour habitude de faire claquer sa queue sur l'eau, dans l'environnement immédiat de sa hutte, pour signaler son territoire. Il est préférable de tirer ce gros rongeur à la flèche de pêche, car si non, dans les deux secondes qui suivent l'impact, il a le temps de plonger, de se coincer dans les branchages au fond de la rivière ou de passer sous une racine. Le castor est pour nous un gibier de bonne taille. Sa chair est tendre et succulente ; demain fera abondance !

Tôt le matin, la pagaie entre dans l'eau avec délicatesse, le canot glisse sans le moindre clapotis.

Pas question de rater le castor. Il est là, à droite, près de la rive et entame une traversée pour rejoindre sa hutte sur l'autre bord. Jean-Marie laisse glisser le canot et attend. Le rongeur tire un peu sur le fil de chanvre, puis il n'y a plus qu'à le ramener jusqu'au bateau. Il pèse au moins 14 livres.
Cet après-midi, c'est Robert qui tient la pagaie. Un peu plus haut sur la rivière ce sont les oies qu'ils rencontrent. L'approche silencieuse ne fonctionne pas. Tant pis… Robert « pousse » le plus vite possible pendant que Jean-Marie se met debout dans le canot. C'est dans cette position qu'il décoche ses flèches et abat trois jeunes oies entre leurs plongées successives. Le temps de plumer notre festin et nous allons tirer notre filet placé la veille. Agréable surprise, trois truites portions nous attendaient patiemment dans les mailles en coton. Malgré ce que l'on pourrait croire, les prises au filet ne sont pas fréquentes et à la flèche encore moins. En fait nous pratiquons très peu la pêche à l'arc, car les poissons étant de fond dans un pays froid, les occasions sont rares.

Nous reprenons le cycle des portages et des cordelles. Après la succession habituelle de bains forcés pour guider nos canots à contre courant, de cours d'eau en lacs, nous finissions pas déboucher sur la rivière des Montagnes Blanches. Nous y sommes accueillis par un chevreuil de grande taille : il est immobile sur le bord de la rivière, très large à cet endroit. Dans nos canots, nous ne pouvons être plus à découvert… il nous laissera l'approcher à une petite centaine de mètres, puis nous saluera, entrant d'un bon dans le bois. Nos estomacs commencent à crier famine, il serait temps de trouver quelque chose à manger. Si seulement le ciel pouvait nous envoyer… C'est un orage qui nous tombe dessus, toujours aussi violent et imprévisible. Il faisait beau il y a cinq minutes ! La foudre tombe un peu plus haut sur la rive, à notre hauteur et met le feu à un arbre. Il serait temps de nous abriter.

A travers la pluie, on distingue quelque chose de pas naturel sur la berge. Un camp de trappeurs indiens, abandonné jusqu'à l'hiver. Les perches sont encore en place. On y jette la toile de loge pour attendre là le matin. Le jour se lève enfin, on ne peut plus timidement car le brouillard est si épais que l'on ne voit pas les oies qui criaillent juste en face, sur l'autre rive. Une heure plus tard, elles disparaitront avec le brouillard.

Nous descendons la rivière, interrompue un peu plus bas par un petit lac de deux ou trois kilomètres de longueur et le cacardement des oies qui nous en arrive accélère mon rythme cardiaque. Elles sont une dizaine, il ne faudra pas rater notre coup.

Nous tentons d'être le plus discrets possible, mais l'approche est mal réglée et le menu s'éparpille.

 

Résignons nous à trouver un emplacement pour notre loge ; qui dort dîne, paraît il?
Heureusement Jean-Marie n'est pas convaincu. Il fait demi-tour et finit par déloger une dame grise camouflée dans le fouillis de la berge. Elle décide de nager vers le large, puis finalement prend son envol. Notre archer chasseur en équilibre sur son canot, est guidé par son instinct qui rend inutiles tous les calculs de balistiques et mouvements de cible, de flèche ou du bateau. Il décoche un trait qui paraît ne rien pouvoir faire d'autre que de rencontrer la proie qui, transpercée, chute immédiatement dans l'eau froide. L'oie ne se débat pas. Elle a été abattue proprement.

Le temps de finir d'installer notre loge et de cuire notre bienvenu repas que la nuit tombe déjà. Mais qu'importe, nous n'avons plus besoin de lumière du jour pour déguster une oie sauvage sous une aurore boréale…

 

 

A mesure que nous progressons vers le sud, les rivières présentent, en alternance avec les séries de rapides, des zones calmes formant de merveilleux petits lacs, habités par un oiseau aquatique devenu familier : le huard canadien. Ce drôle de volatile doit aimer nous narguer. Il maintient toujours une distance qui ne nous permet pas de l'atteindre avec nos flèches ou nos balles de fusil. Il est si rapide dans ses réflexes que même si la flèche est bien envoyée, il plonge et l'évite avant qu'elle ne soit sur lui. Il peut aussi changer sa densité et ressortir un peu plus loin, ne laissant dépasser de l'eau que sa tête et une partie de son cou. J'ai du gaspiller plus de poudre en tentatives sur ce palmipède que sur tous les autres de mes tirs. Le soir, son chant superbe et étrange résonne sur le lac, créant une ambiance insolite. Il nous fait bien savoir qu'il est là, mais toujours hors de portée !
Un chasseur canadien nous avait expliqué que la chair d'un huard est très dure. Il nous donna même la recette pour le cuire : « mettez le huard dans une casserole, avec un caillou par dessus, quand le caillou est cuit, le huard l'est aussi » …nous avons bien fait le constat que cet oiseau est un dur à cuire. Mais hélas sans avoir eu besoin de recourir à une casserole.

De temps à autre, des traces et des excréments frais attestent que les ours ne sont pas très loin. Mais jamais nous le les voyons.

Les indiens Hurons nous avaient prévenus : « les ours vous verront et vous entendront pendant votre progression. Ils resteront cachés ou fuiront ». De toute façon nos besoins immédiats ne nous permettent pas de mettre en place une longue, difficile et dangereuse chasse à l'ours. Ce ne sont pas les dérisoires six kilos de farine emportés qui vont nous permettre de tenir le coup : nous devons toujours, le plus rapidement possible, trouver de quoi nous nourrir. Pour cela, c'est d'abord la chasse au petit gibier et le piégeage du poisson. Ensuite vient la cueillette de quelques baies, de champignons et de rares pissenlits. Le tout consommé nature. De plus, cette perpétuelle quête de nourriture doit le moins possible nous ralentir.

 

Mais un autre problème se présente. Robert commence à voir ses pieds enfler comme des baudruches. Puis ses chevilles, et finalement ses deux jambes jusqu'en haut des cuisses, au point d'être serré dans son pantalon pourtant très ample. Il a contracté une maladie microbienne et il a remarqué qu'elle s'aggrave d'autant plus vite qu'il est en contact avec l'eau. Or de l'eau, ici, il y en a partout ! Nous passons le plus clair de notre temps dans l'eau jusqu'à la ceinture pour trainer nos canots (quand la rivière n'est pas navigable)… sous l'eau car il pleut deux jours sur trois… ou couchés sur l'eau parce que la moindre parcelle de mousse qui constitue 100 % de la surface non inondée est gorgée d'eau.

Pour Robert, le voyage s'achève le long de la rivière Manouane, au cinquantième jour, après 400 kilomètres parcourus. Avec lui, nous ne progressons plus et c'est très dangereux pour tous les trois.

Nous avons décidé de le faire attendre à l'abri avec quelques vivres, un lapin, des écureuils chassés la veille au collet et à l'arc. Jean-Marie et moi nous nous allégeons au maximum pour éviter les allers-retours des portages et décidons de rejoindre la civilisation au plus vite pour envoyer des secours. Encore environ 100 kilomètres de rivière difficile avant les premiers espoirs de rencontrer quelqu'un.

 

Nous nous sommes approchés de l'urbanisation, mais nous savons que la portion de rivière qui nous en sépare est délicate à franchir. Par chance, après quelques temps, nous découvrons une piste tracée par l'homme. Nous constatons qu'elle est récente, figurant sur aucune carte. Sur cette large bande caillouteuse et désertique, le seul véhicule que nous rencontrons finalement est conduit par un botaniste américain, qui nous emmène au port d'attache des hydravions que nous connaissons bien, à 160 kilomètres à l'ouest. Là nous faisons le nécessaire pour que le meilleur pilote de la base parte se poser sur la rivière où notre ami avait déjà enregistré son testament, à l'aide du magnétophone qu'il utilisa pour la première fois de l'expédition.

 

 

Me concentrant sur les aspects chasse et survie, je n'ai pas eu la place dans ce récit de décrire plus longuement les spectacles grandioses et enchanteurs que la nature nous a offerts. Pas plus que de raconter en détail toutes les autres difficultés et péripéties rencontrées, inévitables avec de telles conditions de parcours.

Pourtant, je vais consacrer quelques lignes à l'une d'entres elles, la plus petite mais pas la moins redoutable, que les promesses alléchantes des programmes de chasse dans ces régions oublient trop souvent de mentionner… il s'agit de la mouche noire. En pesant bien mes mots je crois que je suis loin de savoir assez bien écrire pour en brosser un tableau fidèle. Ces myriades de petites mouches carnivores et vénéneuses occupent chaque décimètre cube de la forêt et aucun moyen ne permet de s'en défendre sauf, peut être, une combinaison d'apiculteur. Je suis resté deux jours avec une tête aussi gonflée que les jambes de Robert, suite à un empoisonnement par les morsures de ces insectes.

Quand, à la nuit tombante, les moustiques prennent la relève, c'est un soulagement.

En conclusion et pour tenter de remettre la chasse à l'arc à son réel niveau, je peux vous affirmer qu'elle a permis de nourrir, pendant presque deux mois, trois personnes avec un chasseur et demi ! La pratique du tir à l'arc n'est pas réservée qu'aux adeptes de la patience et de la technologies. Tenir un arc est une chose simple, à partir d'un procédé simple. Les mots pompeux et les techniques compliquées, n'ont, jusqu'à preuve du contraire, jamais produit de résultats. Ils entraînent souvent l'archer dans un labyrinthe où il ne sait plus par quel bout prendre son arc. Un professeur qui sait cela et une bonne dose de motivation, seront vos alliés pour apprendre en quelques mois à atteindre votre cible… à l'entrainement comme à la chasse.

Notre équipement de chasse

Quelques détails sur notre « armement » de chasse. Il était composé d'un fusil à poudre noire et à mise à feu par silex, de calibre 50. Une arme plus redoutable qu'on pourrait le croire dans un stand de tir. Mais dans la nature humide des forêts canadiennes, la poudre brûlait mal ou ne brûlait pas. De plus, cette arme n'était pas équipée d'une hausse réglable, et quand le coup voulait bien partir, l'appréciation de la balistique posait souvent des problèmes.

Heureusement pour nous, il y avait les arcs. Jean-Marie et moi étions équipés chacun d'un arc droit. Type d'arc qui ne présente qu'une seule courbure lorsqu'il est bandé, il est souvent appelé à tord « long bow », de l'anglais « grand arc ». Le long bow est un arc dont la hauteur approche ou dépasse les 2 mètres, et qui est traditionnellement réalisé dans une seule pièce de bois.

Jean-Marie était muni d'un arc américain de marque Howard Hill, haut de 68 pouces ( 173 cm ) et d'un poids – ou de force – de 77 livres ( 38 kilos ). Quant à moi, je faisais confiance à un arc anglais de facture ancienne, haut de 65 pouces ( 165 cm ) et d'un poids de 73 livres ( 36 kgs ). J'avais vu un peu juste puisque le Howard Hill se décolla au niveau de la branche supérieure trois semaines après notre départ. Nous ne comptions plus sur l'arc anglais et je priais bien fort qu'il tienne jusqu'au bout. Ce fut de justesse, puisqu'une fissure apparut dans le bois d'if de l'arc vers la fin du parcours.

Nos flèches étaient toutes montées avec des fûts en douglas, empennées plumes coupées pour des flèches de chasse, plumes entières pour des flèches de pêche. La plume entière à l'avantage de rester relativement étanche. Les encoches étaient taillées directement dans le bois des futs.

Les lames de type MA2, de gamme tout à fait moyenne, sont très fonctionnelles et ont très bien jouées leur rôle. Toutefois, elles sont vendues mal affutées ; un petit coup de lime et de pierre les rendent plus performantes. Les lourdes pointes de pêche ont été forgées par nos soins.

Jean-Paul GUY